Voici un article tiré d’un Musica de 1912 traitant de l’art de se grimer, qui a bien intéressé un de mes amis chanteur de passage à la maison. Je lui avais promis de le mettre en ligne, ... voilà donc qui est fait !
Par E. Thomas Salignac
Est-il, utile, dans un article comme celui-ci, une causerie plutôt, presque une interview, de faire l’historique de l’art de se grimer, de rechercher les origines du mot lui-même : Larousse affirme que « se grimer » signifie « se faire une tête de vieillard ». C’est plutôt inattendu comme définition ; la plus grande partie des acteurs, ajouterai-je, et des actrices, se griment, au contraire, dans l’intention non déguisée de se rajeunir.
Remonterons-nous aux Égyptiens, qui grimaient même leurs momies, et de si indélébiles couleurs qu’après des siècles nos savants en cherchent encore le secret ?
Parlerai-je des mimes romains, blanchis à la peau de sèche, des comédiens du xviie siècle, remplaçant la grime par le masque ?
Rappellerai-je le goût des Orientaux pour les fards de toute nature, le commerce et les profits que Tyr en recevait, - et les secrets des courtisanes, - et les mignons, etc., etc., jusqu’à Ninon de Lenclos et ses bains de lait ?
C’est dix volumes qu’il faudrait pour écrire l’histoire de la grime à travers les âges, c’est l’histoire de l’humanité, tous les peuples y sacrifièrent... et continuent c’est l’art de changer, en bien ou en mal, dans leur forme, leur volume, leur couleur et leur expression, notre corps et, en particulier, notre visage.
Or, tous les peuples civilisés usent de cosmétiques et de fards variés pour s’efforcer de masquer les effets de l’âge, des excès de la fatigue, et les peuplades sauvages ont conservé la coutume de se peindre la face et le corps de couleurs éclatantes, pour épouvanter leurs ennemis par la férocité de leur aspect.
Laissons de côte toute érudition, d’ailleurs inutile, entrons dans le vif du sujet qui est « l’art de se grimer, au théâtre » et même, ce titre trop général m’effrayant un peu, réduisons-le à vous dire simplement ce que je pense moi-même de cet art et quelle est ma façon de procéder.
Avant tout : est-il indispensable de se grimer ? Oui, il est indispensable de se grimer.
D’abord à cause de l’éclairage intense des salles de spectacle, qui rend le teint naturel blafard, plombé, horrible en un mot, et nous impose de le relever, de l’aviver par des couleurs factices.
En outre, cet éclairage venant plus spécialement de la rampe, c’est-à-dire d’en bas, déplace entièrement les conditions normales de la lumière et, sans les secours du noir, rendrait l’oeil presque invisible. Une autre cause est l’éloignement du public qui nous oblige à marquer d’un cran au-dessus de la réalité, nos gestes et nos jeux de physionomie.
A ces différentes causes vient s’ajouter l’obligation d’harmoniser notre teint à l’éclat des costumes et à la luminosité de la décoration.
Il faut, en somme, physiquement et artistiquement se transposer un demi-ton au-dessus de la vie normale.
A ces deux raisons, d’ordre général, viennent s’ajouter les suivantes, d’ordre plus artistique. Le désir de se rapprocher autant que possible du personnage que l’on représente ; on y arrive généralement en donnant ce qui est aisé, l’impression approximative de l’âge que l’on doit avoir et en laissant à la perruque, au costume et à la pièce, le soin d’expliquer le reste.
Mais ce « reste », qui est le côté le plus difficile et le moins connu de l’art de se grimer, exige la connaissance du dessin et quelque psychologie.
Je signalerai enfin une quatrième division : celle de la grime, dirai-je, « orthopédique », dont le but consiste à pallier les erreurs ou imperfections naturelles.
Ayant, je crois, établi l’obligation de se grimer, je vais décrire comment je m’y prends moi-même il faut commencer par refaire notre peau, c’est-à-dire nous composer un teint frais, vierge d’impuretés et bien uni.
Pour cela, je fais d’abord un nettoyage du visage et du cou à la vaseline qui assouplit en outre la peau et la rend plus apte à recevoir sans dommage l’atteinte des ingrédients variés que nous lui préparons.
Après essuyage complet, je prends un bâton de grime couleur chair (il y a plusieurs numéros, selon la teinte que l’on désire : clair, châtain ou brun). Je m’en barbouille la figure et le cou, même les yeux, et, avec les doigts, j’étends et régularise la tonalité ; après quoi, j’ai l’air d’une tête de veau. Attendez.
C’est le tour du rouge-gras avec lequel nous allons chauffer le tour des yeux et les joues, en évitant toute dureté par une graduation savante.
Nous avons introduit un peu de sang dans cette tête informe. Du bleu-gris, plus ou moins foncé, dont nous allons ensuite cerner largement les deux paupières, et du bistre dont nous couvrirons nos sourcils, vont donner nu peu d’intérêt à nos yeux.
Il ne faut pas manquer, si l’on joue un personnage jeune, de rosir l’intérieur et le lobe des oreilles.
A ce moment le « dessous » de la tête est terminé. Il n’y a plus qu’à le fixer par une équitable distribution de poudre de riz, plus ou moins foncée suivant le teint ; on étend cette poudre au moyen d’un tampon de coton en tapotant légèrement et on enlève le surplus avec la brosse.
Il nous faut à présent ranimer les couleurs éteintes par la poudre de riz, la patte de lièvre garnie de rouge en poudre et passée doucement autour des yeux et sur les joues, va les ragaillardir, tandis qu’une nouvelle tournée de bleu cernant les paupières, et de bistre accusant les sourcils, nous rendra une tête encore sans expression, mais déjà vivante, fraîche et jeune.
Il n’y a plus maintenant qu’à dessiner les yeux, opération assez difficile. Les fards mis à notre disposition par le commerce sont innombrables autant qu’incommodes pour la plupart ; une estompe de papier et un crayon gras noir ou bleu-noir suffisent à tout : on promène l’estompe sur les cils et sur le bord extrême des paupières. C’est le moment d’agrandir les yeux en élargissant l’angle externe des commissures.
Dans l’angle opposé, une pointe de rouge ajoute de l’éclat au regard. L’œil est fini, il est grand, profond et velouté, un oeil d’amoureux !
Un peu de rouge, pas trop foncé, sur les lèvres qu’il faut se garder d’amincir, ce qui rendrait antipathique ; un peu de rouge dans les narines, quelques retouches par-ci par-là, et c’est fini, vous n’avez plus qu’à sonner le perruquier.
Cette technique, très simple en somme, est la plus employée, surtout chez les chanteurs, côté des hommes.
Les dames, elles, sont plus raffinées, fards et cosmétiques sont plus distingués, plus nombreux, de manipulation souvent compliquée et surtout plus chers !
J’en connais qui se font coller des faux cils, un par un, et non sans souffrances, à chaque représentation. Je suis convaincu que si elles se servaient des simples crayons gras, de bonne marque, elles s’épargneraient bien du travail, du temps, des ennuis et de l’argent, pour un effet identique.
Les comédiens, en général, se griment beaucoup moins que les chanteurs ; cela tient à ce que les salles dans lesquelles ils jouent sont plus petites ; il n’y a pas d’orchestre, l’acteur est très rapproché du, public et joue constamment en costume moderne.
Revenons maintenant à notre point de départ : rimés comme je viens de le décrire, nous pouvons impunément affronter la rampe, rien ne sera perdu de nos jeux de physionomie... si nous en avons.
Voyons maintenant le côté « artistique » de notre affaire. Notre personnage est-il jeune ou vieux ?
S’il est jeune, la technique que j’ai donnée ci-dessus s’applique sans rien changer, s’il est vieux, on trouvera des crayons gras de tons appropriés à toutes les couleurs de peau, - on évitera le rouge autour des yeux, il rajeunit - enlever aussi le bleu des yeux qui leur donne trop d’éclat, le remplacer par du bistre, couleur des paupières fripées ; pas de rouge aux lèvres ; creuser les joues et dessiner quelques rides sur le front.
Le moyen rationnel consiste à grimacer, ce qui fait plisser le visage, et à passer l’estompe bistrée dans ces plis qui représentent la place naturelle des rides... futures. Terminer eu creusant le sinus naso-labial et en marquant, sans exagération, la patte d’oie.
Si le personnage est très vieux, du blanc dans les sourcils donnera facilement dix ans de plus. Nous arrivons maintenant devant le côté le plus intéressant de l’art du grime.
Notre tête est faite, le personnage est vivant, jeune et beau, mais peut-il indifféremment représenter Werther ou Don José ? Existe-t-il des procédés qui, sans le secours des barbes et perruques, puissent éveiller l’idée de la nature intime de notre héros ? Oui, ces procédés existent, mais ils exigent, comme je l’ai déjà indiqué plus haut, de la psychologie et du dessin.
Il est indispensable pour cela de savoir quelle est la forme de sourcils qui caractérise les jaloux, quel front est celui des mystiques, quel détail de trait différencie un naïf d’un benêt, et quelle forme de lèvres peut avoir Des Grieux, que ne saurait avoir Werther, etc., etc. C’est toute une science à connaître, « la Physionomie », science bien attrayante mais compliquée.
Il ne me reste plus qu’a dire un mot de ma quatrième division que j’ai appelée « orthopédique », terme impropre d’ailleurs.
Tout le monde sait qu’avec de la pâte à front ou un morceau de diachyl recouvert de crayon chair on se fabrique un nez admirable ou grotesque, on peut à son gré lui donner la forme préférée, grec, Bourbon, ou pied de marmite ; mais ce qu’on sait moins c’est qu’un habile grime peut obtenir le même résultat avec une estompe et des crayons ; c’est alors la peinture se substituant à la sculpture. On peut aussi dégonfler un visage bouffi ou engraisser un visage maigre.
Certains traits sont une gêne permanente pour certaines expressions ; il faut, systématiquement s’en défaire. J’ai connu une superbe falcon à laquelle des sourcils en arc prêtaient constamment une physionomie étonnée.
Que d’exemples on pourrait citer d’acteurs obligés de lutter contre leur physique, que de comiques à visage lugubre, que d’artistes dramatiques à visage trop réjoui, que de fossettes gênantes, de mentons trop pointus, etc., etc. !
Que de choses l’art de la grime peut cacher et que de choses il peut montrer... qui n’existent pas !
Un dernier mot au sujet des photographies des théâtres. Jamais je ne me grime pour me faire photographier : le résultat est toujours déplorable, les conditions n’étant pas les mêmes qu’au théâtre. L’expression seule suffit... et le perruquier !
Je terminerai ma trop longue lettre en conseillant à mes jeunes camarades d’étudier très sérieusement l’art de se grimer. (Pourquoi, au fait, ne l’enseignerait-on pas au Conservatoire ?)
Que tous les acteurs, chanteurs et comédiens méditent cet axiome :
Au théâtre, la tête, c’est la moitié du succès !
E. THOMAS SALIGNAC.