Cet article a été publié dans la revue Musica en octobre 1904 par Mr SURTAC. C’est un document historique qui nous décrit les dessous de l’opéra Garnier. C’est très instructif, bonne lecture ...
- Une manoeuvre dans les dessous de l’opéra
Un théatre de l’importance de Opéra est comme une ville dans Paris, un état dans l’État. Une activité forcenée, fébrile, aux efforts très divers, s’y ingénie sans relâche, pour des résultats prodigieux qui tous s’appellent : la Beauté. Le public qu’ils réjouissent ne manifeste guère sa gratitude qu’à ceux qui affrontent directement sa curiosité et son jugement. Pourtant sa joie n’est pas toute l’œuvre de ceux-ci. Beaucoup d’autres zélateurs, - d’autres artistes contribuent à son enchantement. L’article suivant lui présente les artistes anonymes qu’il ne verra jamais.
S’il passait un jour en l’esprit de M. Gailhard l’idée de briguer un mandat législatif, il pourrait, suivant l’exemple d’Alexandre Dumas père aspirant à la députation. arguer surtout et de façon impressionnante, du grand nombre de gens dont la bonne fortune de sa direction assure la subsistance et la vie. Il lui suffirait de s’en remettre aux chiffres du soin de toute éloquence persuasive.
Les dépenses annuelles de l’Opéra s’élèvent au chiffre de 4 millions de francs.
A titre documentaire, disons que les abonnés à notre Académie de Musique lui assurent un revenude 1.8oo.ooo francs.
L’État contribue au paiement de l’énorme dépense par une subvention de 8oo.ooo francs. Il faut donc, pour que le budget s’équilibre, que le public mouvant apporte 1.600.000 fr.
Une représentation de l’Opéra se chiffre par une moyenne de dépenses de 21.000 francs. 16.800 francs étant en moyenne fournis par le double apport du public abonné et de l’autre. la subvention comble le déficit.
Ces chiffres connus, on ne s’étonnera point que depuis Véron. qui cependant monta Robert le Diable, un des plus grands succès du siècle, jusqu’à Vaucorbeil, qui laissa un passif de 1 million 500.000 fr aucun directeur de notre première scène lyrique n’ait pu affermir son budget.
M. Gailhard a joui d’une meilleure fortune. Il sied de constater - et c’est d’une profonde satisfaction artistique - que c’est grâce surtout aux représentations wagnériennes, et un peu aussi au succès inépuisable de Faust que ce directeur heureux doit d’avoir toujours triomphé du mauvais sort devant lequel s’étaient égalés ses prédécesseurs.
A ce formidable budget de 4 millions de francs émargent directement 1.530 personnes. Beaucoup parmi elles étant en état conjugal et chargées de famille, on peut évaluer que prés de 3.500 personnes tirent leur nécessaire vital de l’Opéra. Si, à côté de ce personnel fixe, nous considérons les peintres décorateurs, les copistes. les costumiers nous pouvons, sans outrer la vraisemblance supposer que M. Gailhard règne sur un peuple de 6.ooo à 7 000 âmes (la population d’un bourg industriel et, certes, il n’en est point de plus actif et de plus ingénieux).
- L’atelier des tailleurs
- Situé au 5eme étage ou regne une grande activité
On se rend compte du désastre que serait une fermeture, même brièvement temporaire, de notre premier théâtre lyrique.
Six à sept mille électeurs sont donc à peu près assurés à M. Gailhard au cas où il s’entêterait un jour d’ambitions parlementaires.
Ceux qu’on ne voit pas, sont à l’Opéra comme partout ailleurs. pour le moins aussi nombreux que ceux qui reçoivent directement les manifestations de l’attention publique.
Le personnel visible se dénombre approximativement ainsi
pour l’orchestre, par 105 musiciens
pour le chant, par 51 solistes hommes et femmes,
6o choristes hommes
4o choristes femmes,
auxquels il sied d’ajouter 6o supplémentaires des deux sexes :
pour la danse : par 52 sujets :
92 danseurs et danseuses du corps de ballet ;
pour la figuration : par 27 titulaires, et 25o personnes prises à la journée. Au total, le personnel visible. attrayant, applaudi, se chiffre par 700 unités environ.
Le personnel fixe invisible, ou ne participant pas de façon flagrante àl’éclat théâtral, s’évalue à 830 unités environ.
Il se compose pour le personnel de l’administration
1 administrateur général, M. Simonnot ;
1 secrétaire général, M. Georges Boyer ;
1 secrétaire de la direction,
1 chef de comptabilité,
1 caissier,
2 comptables.
2 préposées à la location.
1 interprète.
1 surveillant
1 garçon de caisse,
1 huissier de la direction.
1 garçons de bureau.
- Transport d’une toile
- (Sortie des magasins du boulevard Berthier)
A ce personnel. s’ajoute celui du contrôle
1 contrôleur général
9 contrôleurs,
4 inspecteurs,
11 indicateurs,
2 huissiers,
4 buralistes,
2 gardiens des portes.
Le personnel invisible de la scène se constitue ainsi :
1 directeur, M. Victor Capoul ;
1 régisseur général, M. Lapissada ;
1 régisseur de la scène,
5 chefs de chant,
2 répétiteurs,
1 souffleur,
4 avertisseurs,
3 surveillants,
2 maîtres coiffeurs et leurs aides,
1 chef ustensilier,
23 accessoiristes et ustensiliers,
1 chef d’orchestre de scène,
1 sous-chef,
61 musiciens,
10 chauffeurs (vapeur).
Danse :
2 maîtres de ballet,
1 régisseur,
6 professeurs
64 élèves du conservatoire de danse.
Choeurs :
1 chef,
1 sous-chef,
1 organiste.
Machinistes :
1 chef, M. Philippon ;
1 sous-chef, M. Bovagnet ;
4 brigadiers,
81 machinistes (22 menuisiers, r serrurier, 2 tapissiers, 4 couturières, 48 machinistes),
15o aides-machinistes,
12 aides-tapissiers,
1 garde-magasin (chargé aussi de la surveillance des trois dogues du boulevard Berthier).
Electriciens :
1 chef,
1 sous-chef,
9 titulaires,
17 supplémentaires.
- Le magasin d’armures
Costumes :
1 dessinateur,
1 adjoint,
1 chef du matériel,
1 garçon de magasin,
1 inspecteur,
1 chef d’habillement,
2 cordonniers.
a) Tailleurs :
1 maître-tailleur,
1 sous maître,
34 tailleurs.
b) Couturières :
1 costumière en chef,
1 sous-maîtresse,
42 couturières,
1 garde-magasin central.
Habilleurs et habilleuses :
Internes 76 ;
externes, 6o.
Entretien du bâtiment :
1 architecte,
4 concierges,
1 garde-magasin,
1 serrurier,
1 menuisier.
1 plombier.
Service d’incendie :
10 gardes de nuit,
9 employés de rondes.
Ce personnel invisible émarge puissamment au budget. On en conviendra quand on saura que, par exemple, le balayage coûte à l’Opéra 36.500 francs par an, soit 100 francs par jour et que le chauffage y revient à 90.000 francs.
- L’équipe du cintre
Nous omettons à dessein le personnel de la bibliothèque de l’Opéra, dont le chef est l’éminent compositeur Ernest Reyer, et qui compte comme archiviste le très érudit et talentueux M. Charles Malherbe, comme archiviste-adjoint, M. A. Banès. musicien réputé, et comme secrétaire M. Larpin. Ce personnel distingué. d’une courtoisie inépuisable, relève directement de l’administration des Beaux-Arts, il continue l’oeuvre de Charles Nuitter, le lettré et l’artiste que tous regrettent.
La bibliothèque de l’Opéra mériterait à elle seule la matière d’un article. Elle abonde en trésors de toute sorte, dont le total constitue comme une histoire vivante de l’art. Rien n’y est oublié de ce qui touche à l’Opéra, jusqu’à des prospectus de magasins où le monument est figuré, qui ont place dans ses archives.
Elle est riche d’une nombreuse collection d’autographes ; de maquettes montrant les salles occupées au XVIIIe siècle par l’Académie royale de musique ; de poupées permettant de suivre l’histoire du costume au théâtre pendant deux siecles ; de portraits et de bustes de compositeurs et de chanteurs ; de dessins, de caricatures ; d’affiches, de projets de décors, d’aquarelles et de costumes.
- Le magasin de chaussures
- Qui chausse 300 paires de pieds par représentation
On y voit des chambres noires permettant de contempler en leur ensemble quelques décors machinés. Au nombre des curiosités les plus rares, citons le piano de Spontini, Cette bibliothèque a été entièrement organisé par Charles Nuitter, qui y consacra toute sa vie et beaucoup de sa fortune. Elle a été ouverte au public en 1881.
Comme partout ailleurs, ceux que l’on ne voit pas sont, à l’Opéra, pour le moins aussi nécessaires que ceux que l’on voit.
Ceux-ci usurpent souvent, de par les forces obscures de l’habitude, toute une gloire qui décemment devrait revenir, au moins en partie, à ceux là.
Mais une telle injustice est si bien dans le courant des choses sociales (et même, hélas ! des choses naturelles : la fleur éclipsant presque toujours pour nous la beauté de l’engrais d’où elle émane), elle est tellement invétérée qu’il pourrait paraître naïf qu’on s’en étonnât.
Cependant, il faut bien dire que si plus d’un ténor de l’Opéra mérite d’être désigné, à l’instar de Pétrone, comme arbitre des élégances, l’honneur en revient en partie à M. Bianchini, qui est le dessinateur de costumes au talent le plus instruit, le plus original et le plus nombreux. Son oeuvre est énorme et parfaite.
Quels que soient le temps et le lieu où l’action d’un opéra s’accomplit, il sait retrouver les costumes authentiques seyant aux artistes, et les réaliser de façon à reporter irrésistiblement la pensée vers les époques évoquées.
- Mr Philippon chef machiniste
- et son sous chef en train de composer une maquette de décor
Toutes ses conceptions sont fidèlement accomplies par un monde de tailleurs, de cordonniers, d’armuriers et d’habilleurs, chacun étant personnellement, lui aussi, une façon d artiste.
Il faut bien dire encore que la merveille d’un spectacle de l’Opéra est pour beaucoup l’oeuvre de M. Philippon, le chef-machiniste, qui depuis bien des années conquiert chaque soir le titre d’artiste.
C’est un artiste encore, l’ingénieur électricien qui projette sur les chanteurs de véritables poèmes de lumière, rutilante, souple, complexe et déconcertant l’admiration.
Il faut dire, enfin, que chaque collaborateur obscur au grand oeuvre qu’est une représentation de l’Opéra vaut par la double qualité d’un goût sûr et d’un travail acharné.
Le public s’imagine difficilement le labeur considérable qu’est la mise en scène d’une oeuvre. Quant aux frais qu’elle nécessite, on en jugera par les chiffres suivants :
Faust, remonté à neuf après l’incendie du magasin de décors de la rue Richer, a coûté 187.000 francs ;
les Huguenots, 173.ooo francs ;
le Prophète, 224.000 francs ;
Coppélia, 42.000 francs. .
- Mr Philippon présentant une maquette de décor
- au libretiste Gheusi et au compositeur Hillemacher
La moyenne des dépenses se chiffre donc par 15o.ooo à 16o.ooo francs.
Souvent les résultats ne sont pas à la hauteur des sacrifices. Ainsi l’opéra qui a coûté le plus cher à monter : 320.000 francs, n’est pas allé à la dixième représentation. Il serait cruel d’insister sur le nombre de représentations qu’on en donna
L’opéra qui a nécessité la plus faible dépense est la Walkyrie : 8o.ooo francs. L’oeuvre admirable de Wagner en est à sa 13oeme représentation environ.
Ce que le public ne peut s’imaginer surtout, c’est l’activité, démoniaque pourrait-on dire, qui règne à l’Opéra un soir de représentation. Du dernier cintre jusqu’aux dessous, c’est un fouillis de mâts, de cordages, évoquant assez bien l’idée d’une forêt vierge aux branches entrelacées, et dans lequel les hommes sont contraints à une agilité, à des attitudes que ne répudieraient point certains habitants nos ancêtres desdites forêts vierges.
Pourtant, leur labeur s’accomplit avec une méthode impeccable, sans à-coup et sans surprise. Tout étant danger dans cette activité prodigieuse, on n’a que bien rarement, néanmoins, à y enregistrer un accident
A la considérer, on comprend vite pourquoi l’Opéra ne peut pas donner de représentations tous les jours. Chaque changement de décor nécessite une journée de travail et il y faut ajouter le labeur qu’est le transport des toiles de l’immense magasin du boulevard Berthierau monument Garnier.
Au reste, on n’imagine pas que l’exploit collectif qu’est une représentation de notre première scène lyrique se puisse, même s’il se pouvait accomplir plus brièvement, répéter chaque soir. Cela tient du miracle, et il n’y a guère que dans les Écritures que le miracle soit aisé. Il faudrait, pour en assurer la régularité quotidienne, doubler le peuple de ce Pandoemonium de l’art... Et... scandale.. augmenter sans doute encore la subvention. Nous ne pousserons pas phis loin cette supposition qui ne serait probablement pas du goût de l’éminent directeur des Beaux-Arts. M. Marcel.
Pour en savoir plus, un lien sur l’histoire de l’opéra Garnier