A l’occasion de la glorieuse ténorisation de Jean-Marc, un petit retour sur la classification des ténors s’imposait.
Le ténor fascine bien sûr par son aigu, charmant ou éclatant, suave ou puissant. Mais le ténor n’est pas unique, loin s’en faut.
Manière de clarifier au maximum les choses, on va étudier la question sous deux angles : par période, puis par type.
EVOLUTION CHRONOLOGIQUE
Avant de commencer, un mot sur l’origine de l’opéra.
L’origine de l’opéra
Dans les années 1570, se réunit à Florence un cénacle autour du comte Giovanni Bardi, la Camerata. Les réflexions de ce groupe de poètes et de compositeurs conduisent à l’idée que la musique vocale polyphonique alors en vigueur ne permettait pas de saisir l’essence du texte dit, alors que la musique pouvait jouer un rôle d’exaltation textuelle remarquable. Vers 1590, la seconde Camerata, la plus célèbre, se tient chez le mécène Jacopo Corsi. On y trouve des écrivains comme Ottavio Rinuccini (futur librettiste des incontournables Dafne, Euridice de Peri et Arianna de Monteverdi) et des compositeurs comme Giulio Caccini, Jacopo Peri, Emilio de Cavalieri. De leurs réflexions naît la première commande et la première création d’un opéra en Occident : la Dafne de Peri, à la demande de Ferdinand Ier de Médicis, et joué au Palazzo Pitti pour les noces de Marie de Médicis et d’Henri de Navarre. L’oeuvre est réputée indigeste, mais le genre, s’appuyant sur le principe fameux du recitar cantando (déclamer en chantant) va rapidement se développer au début du XVIIe siècle (L’Euridice de Peri, La Rappresentazione d’Anima e di Corpo de Cavalieri, L’Orfeo de Monteverdi, La Callisto de Cavalli, Il Ruggiero de Francesca Caccini...).
1. La Genèse : le non-ténor
Pourquoi ce rappel ? Parce qu’à l’origine, les typologies n’existaient pas, en dehors de la répartition des parties dans la polyphonie vocale, selon la tessiture. Aussi les premiers opéras qui se préoccupent avant tout de texte ne se soucient-ils guère de ces questions. Orfeo ou Ulisse (Monteverdi) peuvent aussi bien être chanté par des ténors au médium intense que par des barytons bénéficiant d’un aigu homogène. En tout état de cause, on n’attend pas d’ornements fleuris, et encore moins d’ajouts d’aigus intempestif : le chant doit simplement renforcer la puissance évocatrice de la déclamation.
2. L’apparition des rôles
Sautons allègrement au tournant du XVIIIe siècle. A cette seconde étape, on trouve deux modèles.
a) L’opéra en Europe
L’Europe entière, sauf exceptions localisées (certaines villes allemandes, ou pour l’oratorio), n’emploie que l’italien, comme langue internationale de l’opéra. Dans l’opera seria (sérieux) de cette époque on trouve un amour infini de l’ornementation. Fasciné par le pouvoir de la voix, le public réclame toujours plus de virtuosité, de fantastique dans le traitement vocal des personnages. Aussi on s’éloigne radicalement du culte du verbe qui présida à la naissance du genre opéra.
Deux traits caractérisent l’idéalisation du personnage propre à cette époque :
=> le caractère irréel, aigu de la voix. Les rôles masculins sont chantés par des femmes à la tessiture basse (mezzo-sopranes et contralti) ou par des castrats. Les ténors, moins aigus que les castrats (alto ou soprano), donc moins "idéaux", ne tiennent que les rôles de pères manquants ou de comprimari (rôles utilitaires très brefs) - et les basses, plus fréquentes, de méchants ou de serviteurs.
=> la virtuosité dans les da capo (reprise du premier des deux thèmes, dans tous les airs de l’opera seria), domaine où excellaient les voix de femmes, plus souples, et les castrats, entraînés depuis leur plus jeune âge. Ceux-ci étaient plus à leur aise dans l’ajout des diminutions, ainsi nommées car on réduisait les valeurs de durée, de façon à obtenir des coloratures (emploi d’une série de notes sur une même voyelle) plus impressionnantes : réduire les valeurs de durée a pour effet, en l’occurrence, de laisser la place pour en ajouter d’autres, ornementales. La ligne devient alors plus sinueuse, les notes plus nombreuses et moins longues - chaque interprète écrivait les siennes pour le da capo. Les ténors avaient moins de facilités physiques pour soutenir ces valeurs rapides. A l’époque, l’esthétique n’était pas dans l’ajout d’aigus éclatant, mais de valeurs rapides et virtuoses de voix naturellement aiguës. Les ténors tenaient dont les utilités, ou alors des rôles ingrats, tels les pères dont on aime à se débarrasser : Farnace chez Vivaldi, Mitridate, Idomeneo chez Mozart...
Mais les Français étaient là.
b) La tragédie lyrique
Dans l’Europe conquise par l’idiome romaine, un petit peuple d’irréductibles gaulois résistait. A Paris, la scène était tenue par des opéras en français, le genre de la tragédie en musique ou tragédie lyrique.
Les héros de la tragédie lyrique (pêle-mêle Renaud, Phaëton, Zoroastre, Roland, Atys, Cadmus, Dardanus, Persée, Argénor, Jason...) sont tenus par des ténors à la tessiture (part de la voix où le chanteur est le plus confortable) assez aiguë, qu’on nomme haute-contre. Certains ouvrages généraux font la confusion avec le contre-ténor, on y reviendra. Les sujets sont toujours mythologiques, et le héros en est à la fois tendre et héroïque - comme son commanditaire et premier fan, Louis XIV. Cette voix à la fois claire et ferme permet en outre une grande intelligibilité du texte, qui avait encore la préférence chez les Français. C’est en somme toute ici que le ténor a pour la première fois la place de choix.
A la même époque, dans les choeurs, les solistes de cantates religieuses ou des rôles secondaires, on trouve l’existence d’une voix de ténor grave, la taille.
3. Les grands emplois
A partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, sans doute sous l’influence de l’opéra français (et sans que ce soient des haute-contre, car la tragédie lyrique a disparu), les ténors enfourchent régulièrement des rôles importants dans les opéras italiens, toujours dominants en Europe. Voir Don Ottavio (Don Giovanni) ou Ferrando (Così fan tutte) chez Mozart.
Jusqu’alors les chanteurs mixaient les aigus, c’est-à-dire qu’ils mélangeaient voix de tête et voix de poitrine. La révolution se fait au début du dix-neuvième siècle, où Gilbert Duprez invente l’ut de poitrine. On peut désormais pousser des aigus éclatants et percutants, d’une voix sombre.
Les rôles de ténor deviennent ainsi plus lourds, d’abord à Paris, dans le Grand Opéra à la française (Spontini, Meyerbeer, Halévy...), puis partout en Europe, avec des spécificités pour les répertoires les plus fréquentés, comme :
=> le ténor verdien, dit lirico spinto, à la tessiture et à la ligne de chant longues, mais à la voix "sombrée"
=> le heldentenor ou ténor héroïque, prévu pour les rôles les plus lourds de Wagner (Tristan et Siegfried principalement), puis chez Richard Strauss, de façon beaucoup plus lyrique (Der Kaiser dans Die Frau ohne Schatten, voire Bacchus dans Ariadne auf Naxos).
Le dix-neuvième consacre l’avènement du ténor comme héros quasi-exclusif des opéras ; en drame comme en comédie, il est le plus souvent brave et amoureux. Quelques rôles secondaires de ténor de caractère subsistent, en contrepoint au panache des premiers.
Le vingtième siècle voit le retour à des formats plus légers,
mais dans l’ "ère du soupçon", le ténor ne peut plus être crédible, et il est souvent malfaisant ou ridicule. La catégorie la plus utilisée est celle du ténor de caractère, la plus expressive mais pas la plus "jolie", délibérément.
David LM - lirico-lungo