ARTICLE historique publié en Janvier 1913 dans la revue Musica...
Samson et Dalila est à l’heure actuelle un des ouvrages les plus caractéristiques du répertoire moderne. Ce chef-d’oeuvre du grand Saint-Saëns dont on fêtait récemment à l’Opéra le vingtième anniversaire de la première à Paris- oppose, en conflit, l’éternel féminin et la puissance de l’homme. Musicalement, ces deux entités se détachent avec la clarté, la richesse et la sobriété de style qui parfont l’originalité du compositeur de la Symphonie en ut mineur ; psychologiquement, elles se précisent dans les nuances les plus délicates de la séduction.
Dans la Bible, Dalila est une hétaïre vénale. Saint-Saëns l’imagine comme une prêtresse de Dagon. Et c’est pour le triomphe de son dieu qu’elle trahit Samson ; elle combat pour sauver son peuple et afin que sa déité l’emporte sur le dieu d’Israël. Ainsi le rôle s’amplifie d’une beauté plus noble et plus digne.
Mme Héglon dans Samson et Dalila
J’ai joué pour la première fois Samson et Dalila à Toulouse. La pièce - comme beaucoup de chefs-d’oeuvre - n’avait pas eu de succès. A Toulouse, l’interprète principale n’avait trouvé rien de mieux, pour corser le spectacle, que de vouloir chanter, pendant les entr’actes, des airs tels que l’arioso du Prophète. Alors l’on me demanda si je connaissais la partition. J’étais prête déjà...
Longtemps avant la création de l’ouvrage à Paris, je l’avais étudié musicalement avec M. Camille Saint-Saëns. J’avais réglé la mise en scène d’accord avec Obin, et avec quel souci d’art ! (Je ne puis parler de ce professeur sans rappeler sa science et son talent. Il ne considérait pas ses élèves comme des automates. Il ne les figeait pas dans l’inertie du geste appris. Il les encourageait à faire preuve d’initiative. En un mot, il développait la personnalité et le tempérament de tout artiste. Et si, actuellement, mes conseils sont de quelque utilité, c’est qu’ils s’inspirent de cet enseignement généreux et compréhensif.
Je fus donc engagée à Toulouse pour trois représentations de Samson. Mais ce fut quatorze fois que j’y chantai cette oeuvre. Jusqu’alors je n’avais jamais interprété de rôle de premier plan. En quelque sorte j’accomplissais de nouveaux débuts, et toute une marée de souvenirs monte en mon coeur. Chaque soir, une foule nombreuse m’accompagnait à l’hôtel ; pendant les représentations, les auditeurs des galeries supérieures me lançaient d’humbles bouquets de violettes. Toute l’exaltation du succès me grisait, étrange et capiteuse. A la sortie du spectacle, la place du Capitole était noire de monde et on me reconduisait en foule à l’hôtel.
J’eus la joie de faire triompher à Toulouse Samson et Dalila. SaintSaëns était venu m’entendre. Je conserve pieusement la lettre qu’il m’adressa, et dans laquelle il voulut bien me dire que je jouerais tous ses rôles à l’Opéra. On m’excusera de rappeler ici des faits personnels ; ils inciteront, j’espère, les jeunes artistes à la persévérance.
Comment interpréter Dalila ?
Mon Dieu, c’est simple : en suivant avec exactitude le texte littéraire et le texte musical. Pour cela, on procède à un travail liminaire de recherches ; ensuite il faut adapter cette assimilation à sa nature, afin de lui insuffler la vie.
Plaçons le rôle physiquement. Dalila est belle ; sa ligne doit être pure et émotive. Il est inutile de jouer une Dalila sommairement vêtue. Dalila n’est pas indécente. Et c’est amoindrir le tragique de la pièce que de l’entacher de vulgarité. Le corps se devine, mais ne s’étale pas impudiquement. Au théâtre, en outre, il faut faire abstraction de sa personnalité et ne songer qu’à l’incarnation du personnage que l’on doit représenter ; être préoccupé de la silhouette ; approprier le costume au rôle et non à la femme ; adopter le maquillage idoine à tracer le caractère du masque et ne pas se soucier de la beauté de son propre visage.
Il convient par la suite d’établir les contrastes qui forment du caractère de Dalila une synthèse bizarre. Tantôt la démarche ondule, . les yeux s’enivrent de volupté, les narines frémissent, la bouche entr’ouverte semble prononcer de douces paroles muettes. Tantôt, au contraire, la démarche est fière, le regard est chargé de haine, les narines se pincent, la sinuosité des lèvres exprime une implacable vengeance. Voici pour l’ensemble, mais examinons le rôle dans le détail, acte par acte, presque scène par scène, et l’on saisira tout de suite les oppositions et quelquefois les transitions du caractère de Dalila. Dalila, appuyée sur deux de ses compagnes, prêtresses et danseuses comme elle, dès son entrée au premier acte, doit exprimer la séduction la plus câline. Ce n’est que par sa beauté qu’elle réduira Samson à sa merci. Aussi ses gestes sont arrondis, comme pâmés, ses bras s’étirent harmonieusement. Elle chante d’une voix chaude, prenante comme une superbe animation vitale, et l’on sent qu’un lien mystérieux l’unit au rude Samson. Puis elle danse, et toute sa grâce lascive rythme déjà l’amour du fils d’Israël.
Dalila, le sourire éclos ainsi qu’une rose écarlate, chante le trio en s’adressant à Samson. Chaque fois que le grand prêtre entraîne Samson, elle décèle par un fragment d’expression, par un regard bref, par un soupir, par une torsion de la bouche, par une crispation des bras, la haine qui amènera l’odieuse vengeance. La danse dont je viens de parler, je l’ai exécutée d’après les fresques d’Herculanum. J’ai compulsé force documents.
Le travail seul permet d’acquérir l’eurythmie qui est à la fois, en quelque sorte, l’harmonie et la mélodie du corps humain. Je recherchai le secret subtil des Tanagres. Je m’habillai chez moi de tuniques et de voiles, si bien qu’en scène j’étais plus à l’aise dans mes longues draperies enroulées autour des jambes, que vêtue à la ville d’un simple trotteur.
Après l’éclair de perversité de la danse, sourd la belle phrase classique : « Printemps qui commence... » ; il convient de la chanter piano, d’une voix douce (pourquoi un contralto veut-il émettre dans le grave des sons semblables à ceux d’un homme ?), moitié dans le masque, mi-appuyée sur la poitrine. Le regard incliné vers Samson, le corps tourné vers le public, l’artiste doit donner l’impression du désir ardent et du printemps de la beauté. Dalila quitte la scène et fixe, étrange et fascinatrice, le valeureux Samson.
Au début du deuxième acte, la physionomie du personnage se modifie entièrement. Dalila révèle sa vraie nature ; elle s’écrie : « Voici l’heure de la vengeance qui doit satisfaire les dieux. » Elle invoque le dieu de l’amour pour qu’il lui accorde la force de vaincre le dieu d’Israël et qu’il lui dévoile le secret de la puissance de Samson.
Il faut chanter à pleine voix ; les gestes nobles, les attitudes sculpturales complètent la majesté de l’héroïne. Dalila regarde si Samson ne vient pas. Mais voici qu’arrive le grand prêtre : il la supplie de trahir Samson et s’offre à lui acheter « son esclave ». Elle écoute ce récit Lavec dédain, sans bouger, les bras croisés, jouant avec une fleur, avec des perles. Elle a un violent mouvement de révolte lorsqu’il veut la tenter par l’appât de l’or. « Toi non plus, tu n’as rien vu, ni ma haine, ni mon désir de vengeance. » Tout le passage doit être prononcé avec véhémence. Pour met tre le comble à sa colère,le prêtre émet des doutes sur son pouvoir.
Elle ne cache pas son angoisse, mais elle reprend courage, et dans la fin de l’admirable duo, ils demandent à Dagon de les soutenir et de rendre certaine leur victoire. Après le départ du grand prêtre, le doute torture Dalila ; Samson n’est pas là et elle rentre amèrement déçue. Samson est accouru. Dalila le rejoint, son manteau tombe et elle apparaît, drapée dans des voiles blancs. Elle l’enjole avec toutes les séductions de la voix, du geste, de l’attitude, avec les larmes jolies. Quand Samson se détourne, elle exprime son mépris de ce fort si faible. Il croit qu’elle pleure, qu’elle sanglote lorsqu’elle cache sa figure entre ses mains elle ne fait que rire cruellement du triomphe assuré désormais.
Mon coeur s’ouvre à ta voix : elle murmure cet air émotif et comme douloureux ; elle ne le crie pas, ainsi que le jugent nécessaire certaines cantatrices ; de ses lèvres sortent des sons doux de flûte.
Chaque personnage au théâtre doit avoir un son de voix différent. Dans Dalila, il est deux êtres ; aussi, tour à tour, une voix aux inflexions câlines et une voix vibrante et chaleureuse sont-elles nécessaires pour traduire les réflexes et les sentiments qui animent la prêtresse de Dagon.
A la fin du deuxième acte, l’expression varie et monte, torrent de caresses, jusqu’à ce que soit arraché le secret qui permettra d’annihiler la force de Samson.
Dalila, au troisième acte, ne se soucie plus de sa victime. Elle a un peu la dignité du gladiateur qui vient de terrasser son adversaire et que la foule en délire acclame. Elle a vaincu après un combat farouche et sans pitié. Son triomphe suffit à sa joie. Elle se vante de sa victoire ; elle a vengé son dieu, son peuple ; elle a assouvi sa haine. Mais elle est de nouveau la prêtresse sacrée de Dagon. Elle est hautaine ; si l’encens de la gloire ne la trouble pas, son coeur palpite profondément. Jouer cet acte sans gestes, sans effets inutiles ; ne pas manifester extérieurement l’infini du bonheur que lui donne le succès ; garder une attitude biblique, hiéra tique ; être la dédaigneuse idole du peuple reconnaissant.
J’ai joué Dalila deux cent cinquante fois à l’Opéra, et presque autant ailleurs, c’est dire que je connais la partition jusque dans ses détails les plus infimes et que j’ai étudié le rôle jusque dans ses moindres replis.
J’ai composé le personnage de Dalila selon les indications musicales de M. Camille Saint-Saëns, et en étudiant, dans les textes, et dans les différents arts son âme et son aspect physique.
Je n’ai pas eu l’heur de créer Samson ; mais la grande joie m’était réservée de chanter la centième et la deux-centième. L’avouerai-je ? à la deux-centième je fus émue comme une débutante. Je me remémorai confusément la première représentation où j’incarnai Dalila ; tout un flot de souvenirs m’assaillit et me bouleversa.
Tout à coup, je m’arrêtai ; je ne me rappelai plus ni le texte ni la musique, Mais je suis ravie de me rappeler aujourd’hui les mille détails de l’oeuvre, pour en entretenir les lecteurs de Musica.
Mme Héglon