Imaginons que nous sommes à la cour impériale d’Autriche un soir d’automne de l’année 1758. C’est jour de la fête de l’Empereur et l’on donne à Schoenbrunn un spectacle de gala.
Par dérogation aux usages, ce n’est pas un opéra italien qu’on a choisi. Ce n’est pas non plus une pièce allemande : ne sait-on pas dans toute l’Europe (bien qu’il y ait huit ans qu’un certain Bach, organiste obscur, a passé de vie à trépas) que la musique allemande n’existe pas ? Au contraire, tout ce qui vient de France est en grande faveur : ce sera donc un opéra-comique nouveau dont l’empereur Franz aura ce soir-là la primeur.
La toile vient de se lever : regardons et écoutons.
L’ouverture a grondé sur un ton bien terrible pour ce que le premier coup d’oeil semble annoncer. Scapin et Pierrot s’avancent : ils viennent d’échapper à la tempête (voilà l’explication des éclats tumultueux de l’ouverture). Le premier chante, en français, sur le timbre du vieux vaudeville :
Tes beaux yeux, ma Nicole
Hélas ! qu’allons-nous faire, Mon cher Pierrot, ici ?
Quand ils ont, sur cet air gai, fini d’exhaler leurs plaintes, ils voient tomber du ciel (c’est-à-dire du cintre) un saucisson suspendu à une ficelle ; une bouteille suit la même route ; une table servie, portant une volaille en carton, fait enfin son apparition ; et Scapin de chanter sur l’air Belle brune
D’une grosseur sans pareille Aperçois-tu ce dindon, O merveille !
A quoi, sur un « air nouveau », Pierrot répond par ces paroles
Ah ! le bon pays, Scapin ! Passons-y gaîment la vie.
Leur festin terminé, surviennent deux jolies filles, Argentine et Diamantine. Les deux naufragés, qui sont seigneurs de la bourse plate, osent à peine leur adresser leurs hommages, mais leur étonnement redouble quand ils apprennent que, dans le pays où le naufrage les a jetés, les lois obligent les jeunes filles riches à épouser des garçons sans le sou.
Puis tous les hommes sont fidèles, les femmes aussi, et dociles, et aimables, sans quereller jamais, bref, « le monde renversé !. »
Le lieu où ont abordé Pierrot et Scairi est une île enchantée : l’Ile de Merlin .
Et voici quelques autres de ses habitants un philosophe, en habit. galant, dansant et chantant la gaieté, en s’accompagnant sur la guitare ; deux femmes que Scapin ni Pierrot n’avaient jamais vues, bien qu’ils en eussent vaguement entendu parler : Innocence et Bonne .Foi.
Après elles, un procureur, en habit galonné, avec un chapeau à plumes et une épée : son nom est « la Candeur » ; une femme médecin, Hippocratine, qui rit toujours, chante et danse, ce qui est sa façon de guérir les malades. Un notaire, M. Prud’homme, vêtu d’une robe blanche, immaculée. Enfin Merlin apparaît dans les airs, sur un char volant, et tout se termine par les mariages obligatoires.
Ce scénario est celui d’une vieille farce française, le Monde renversé, représentée pour la première fois à l’Opéra-Comique de la Foire Saint-Laurent en 1718.
Le comte Durazzo, directeur des spectacles impériaux à Vienne, soucieux de se conformer au goût du jour, lequel s’attachait tout particulièrement aux manifestations de l’esprit français (n’était-ce pas le temps où le roi Frédéric appelait à lui Voltaire, et l’impératrice Catherine, Diderot ?), avait fait venir de Paris cette pièce et, après quelques retouches, l’avait fait mettre en musique par le kapellmeister de l’Opéra.
Quel était donc ce kapellnieister ? Pas moins que le futur auteur d’Orphée et d’Alceste : le chevalier Gluck, jeune encore, pourtant déjà célèbre par vingt opéras italiens à l’ancienne mode. C’est lui qui, délaissant avec bonheur les formes compassées des grands airs dans lesquels il avait été obligé jusqu’alors de couler de force son inspiration, se délassait - en attendant un nouvel et définitif effort d’art supérieur - à écrire, sur des paroles françaises, de joyeux couplets, tour à tour pittoresques, dansants et expressifs, pleins de musique, d’un style parfaitement adéquat aux caractères et aux situations.
Or, il faut se garder de considérer cela comme un accident dans sa carrière. L’Ile de Merlin (ou le Monde renversé) n’est pas une oeuvre isolée dans la production de Gluck : pendant sept années au moins, celui qui devait bientôt mettre le sceau à sa gloire en composant A rmide et lés Iphigénies, consacra le meilleur de son activité à remettre en musique des opéras-comiques de Lesage, Vadé, Favart, Sedaine, que le comte Durazzo, en correspondance régulière avec Favart, faisait venir pour les offrir, sous cette nouvelle forme, mais toujours en français, au public qui fréquentait les théâtres de la capitale autrichienne.
C’est ainsi que le catalogue des oeuvres de Gluck comprend, de 1758 à 1764, sept titres d’opéras-comiques, qui sont, outre l’Ile de Merlin, déjà citée : la Fausse Esclave, l’Arbre enchanté, Cythère assiégée, l’Ivrogne corrigé, le Cadi dupé et la Rencontre imprévue ou les Pèlerins de la Mecque, - sans parler des Amours champêtres, du Chinois poli en France, du Déguisement pastoral et du Diable à quatre, opéras comiques chantés sur de vieux airs français, que des catalogues lui ont encore attribués trop généreusement.
La verve de Gluck s’appliqua tout naturellement aussi aux sujets plus sévères, qu’il aborda , par la suite. Par des transformations curieuses. Il advint parfois qu’il fit passer des thèmes de ces opéras-comiques dans les plus nobles tragédies de la fin de sa carrière.
Sait-on bien que l’ouverture de cette Ile de Merlin que nous avons prise pour type, a servi à composer l’introduction d’Iphigénie en Tauride, qui commence de même par un naufrage. Un duo de dispute, dans l’Ivrogne corrigé, a été utilisé pour la querelle d’Achille avec Agamemnon dans Iphigénie en Aulide, et les harmonies d’une évocation bouffonne, dans le même ouvrage ont été replacées dans la scène au grand style, de la Haine, dans Armide.
Au reste, Gluck à si peu songé à renier ces menues productions et à les considérer comme des erreurs de jeunesse que, venu à Paris pour y donner Iphigénie en Aulide et Orphée, il profita de son séjour pour faire représenter a Versailles l’Arbre enchanté, dans un spectacle de la cour et il tenta d’adapter pour l’Opéra Cythère assiégée.
Julien TIERSOT
Article tirée de la revue Musica de septembre 1911